M.H. Broihanne, "Prise de décision : ce que les singes nous apprennent de nous", Carnets du management, 2014

Analyse

Pourquoi les acteurs économiques agissent-ils si souvent de manière irrationnelle ? Pour tenter, entre autres, de comprendre les traders, Marie-Hélène Broihanne, professeur de finance, étudie les réactions des capucins, des chimpanzés et des orangs-outans…

 

Enfant, elle s’était fait mordre par un singe lors d’une visite de Rocamadour. Marie- Hélène Broihanne n’est pas rancunière. Elle consacre désormais une bonne partie de ses recherches à l’étude des décisions des primates non humains. Peut-être ne saurat- elle jamais pourquoi elle a été mordue. Mais elle apprend chaque semaine davantage sur les comportements « économiques » des singes : leur capacité d’anticipation, la notion qu’ils peuvent avoir de la réciprocité, leur relation au risque, à l’incertitude…

C’est Valérie Dufour, spécialiste en éthologie évolutive, qui l’a amenée à ces travaux atypiques. « J’avais rencontré un soigneur qui entraînait un capucin brun à échanger des grains de raisin contre des cailloux. Cette expérience me fascinait, je me demandais ce que le singe pouvait vraiment comprendre. C’est ainsi que tout a commencé. J’ai repéré les compétences en finance comportementale de Marie- Hélène Broihanne, et nous nous sommes lancées ensemble en 2007 », explique la jeune biologiste.

Les chercheuses étudient par exemple la capacité d’attente des singes. Combien de temps peuvent-ils patienter un biscuit à la main, sachant qu’on leur en donnera davantage s’ils ne le mangent pas tout de suite ? Un chimpanzé peut surseoir environ un quart d’heure, exactement ce que fait un enfant humain de cinq ans. Un enfant plus jeune ne tiendra pas aussi longtemps. « Le fait de leur montrer l’exemple, de tenter de les influencer, n’a aucun effet. Cela correspond à un stade général d’apprentissage », observe Marie-Hélène Broihanne.

Ce type d’expérience peut paraître un tantinet bizarre. Mais dans un contexte de crise économique prolongée, à la suite de l’écroulement brutal des marchés financiers, l’étude des comportements économiques et tout particulièrement des mécanismes de prise de décision est au contraire d’une brûlante actualité.

 

Décision dans le risque

Non, les acteurs ne sont pas rationnels, comme le posait autrefois la théorie. Et les primates non humains peuvent nous apprendre beaucoup sur la part de nos comportements issue d’un apprentissage, et celle qui s’enracine dans l’évolution des espèces, et peut donc difficilement être modifiée.

« Nous utilisons des méthodologies et des connaissances issues de différentes disciplines, éthologie des primates, psychologie cognitive, théorie de la décision, et analysons ainsi les choix en situation de risque, aussi bien chez les singes que chez les humains, enfants et adultes. Nos premiers résultats ont été obtenus dans le cadre d’une recherche précisément intitulée « Les bases biologiques des décisions économiques » financée par l’Agence nationale de la recherche entre 2009 et 2012 », expose Marie-Hélène Broihanne.

La question du risque est au coeur des travaux menés par les deux chercheuses. « Nous réalisons des expériences type. Nous offrons aux singes un petit gâteau qu’ils peuvent choisir de conserver (l’option sans risque), ou bien d’échanger (l’option risquée) contre le contenu d’une des six coupelles qu’on leur montre et qui contiennent chacune des gâteaux de tailles différentes », explique Marie- Hélène Broihanne. Les singes participent en général volontiers à ces sortes de loteries, en particulier les macaques naturellement très joueurs. Les chercheuses étudient alors leurs réactions, analysées en comparaison à celles des humains.

L’aversion aux pertes, par exemple, est avérée chez les uns comme chez les autres. S’il perd 100 euros, un humain ressentira une telle frustration qu’il aura besoin de gagner ensuite 225 euros pour se sentir à nouveau bien. Les perceptions des singes sont très proches.

D’autres biais comportementaux ont été mis en évidence. S’ils étaient aussi rationnels qu’ils le croient, les hommes auraient ainsi intérêt par exemple à vendre, quand les prix montent, et à acheter, quand les cours baissent. Or, ils sont très nombreux à faire le contraire. C’est ce que les chercheurs en finance appellent le « biais de disposition ».

Beaucoup augmentent aussi les mises quand ils commencent à gagner, et se retirent du jeu quand ils perdent. Exactement comme les singes, et contrairement à tout raisonnement raisonnable ! « Nous nommons cela l’effet main chaude. Nous l’avons hérité d’une longue histoire, à travers les millénaires », explique Valérie Dufour. « Nos ancêtres, il y a fort longtemps, lorsqu’ils trouvaient à manger, des fruits ou de petits animaux, avaient intérêt à tout rafler avant de prendre le risque d’aller voir ailleurs. Tant qu’ils trouvaient, ils continuaient à chercher au même endroit. C’était une question de survie de l’espèce. Les hommes et les singes ont hérité de ce même réflexe, d’origine évolutive, et donc assez difficile à modifier. »

 

Des comportements ancestraux

Les travaux de Marie-Hélène Broihanne et Valérie Dufour mêlent expérimentations et analyses statistiques. « J’analyse les données recueillies sur le terrain par Valérie, qui conduit les expériences avec les singes et enregistre toutes leurs réactions. Une fois ces informations mises en forme, je les compare aux données émanant de la théorie économique sur la prise de décision des humains », observe la chercheuse. « Lorsque ces résultats convergent, nous sommes face à des comportements que l’on pourrait qualifier d’innés, peu susceptibles de changer rapidement ».

Marie Hélène Broihanne et Valérie Dufour ont ainsi montré que pas plus les singes que les humains n’évaluent correctement la probabilité d’un succès, même s’ils en sont préalablement informés. Les deux ont tendance à surévaluer leurs chances de gagner.

De nouvelles pistes de recherche s’ouvrent aujourd’hui aux deux acolytes. « Les résultats de nos premiers travaux ont intéressé des revues scientifiques prestigieuses, ce qui va nous donner la possibilité de travailler à plus grande échelle. Au-delà du comportement vis-à-vis du risque, nous voulons étudier maintenant le comportement des primates, humains et non humains, en situation d’incertitude », expose Marie-Hélène Broihanne.
 

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